La première année de Jean-Michel Espitallier
Jean-Michel Espitallier raconte les derniers instants de vie de sa femme Marina et les épreuves avant que la maladie ne l'emporte. Il dépeint la première année sans elle, la beauté de leur amour, leur complicité dans l'art et de nombreux moments de leur trente et une années de vie ensemble. La poésie enlace chacun de ses états d'âme. La peine ne se mesure pas, elle submerge le cœur, la tête, le corps. Le poète prend conscience au fil des pages, du lien fort qu'il reste entre Marina et ce qui lui appartient encore dans leur cocon. Tout prend du sens quand on perd quelqu'un, l'écrivain se retrouve face à chacune des traces laissées par sa femme. Il y a les odeurs qui restent et qui vont s'évaporer dans le temps et qui pourfendent son cœur à l'aube d'une nouvelle vie quand il se retrouve face à la dernière fois, au dernier mot, au dernier geste. Il décrit un chagrin atroce qui bat à l'intérieur alors qu'il est remplis de tout ce qu'il aurait voulu lui dire ou faire parce que l'imagination déborde. L'auteur est enfermé dans un espace clos où les pensées, les réflexions, les souvenirs sont comme un refuge, un exutoire à la souffrance. Il dessine chaque contour de son existence avec Marina, le combat et les rituels perpétuels qui les ont accompagnés dans la maladie. Après la mort, il y a le rejet de la réalité, ce sentiment que plus rien ne sera pur, que quelque chose s'est brisé et qu'il faudra apprendre à vivre avec. La peine est graphique, elle a toutes les formes, toutes les couleurs, elle passe du chaud au froid. Les mots de l'auteur arrachent les larmes, l'émotion ressemble à un ciel d'hiver où la tristesse profonde est plongée au-dessus du vide. Un sublime récit autobiographique universel qui met en lumière la force du langage et de l'art pour rester en vie.
L'écriture brute et poétique de Jean-Michel Espitallier nous rappelle celle de Cesare Pavese dans son journal "Le métier de vivre" et celle d'Hervé Guibert dans "Le mausolée des amants". Jean-Michel Espitallier a ce don poétique de toucher profondément les cœurs.Et comme il le dit si bien : "Habiter la vie en poète, c'est puiser dans les ressources de la langue pour tenter de saisir l'incompréhensible et de surmonter l'insupportable."
Un journal comme un monument littéraire qui marque une empreinte pour toujours. À lire absolument et à garder précieusement. Un magnifique hommage à sa femme Marina qui continue de briller ici et ailleurs, quelque part et pour toujours.
Extraits :
"Ce scénario cent fois cauchemardé n'avait en réalité jamais vraiment été envisagé. Une fiction. Et nous y sommes. Là. Maintenant. Nous avions raison d'avoir peur. La peur avait raison de nous faire peur. C'est donc fini. Cette nouvelle en langue. En mots. En petits mots de tous les jours. En tout petits mots qui servent à exprimer quantité de choses banales, d'actions simples, de situations anodines. Je flotte dans un état second. En suspension. Ces choses-là arrivent. Finissent par arriver. Finissent toujours par arriver. Ce moment redouté depuis cinq ans est arrivé. Cette résistance de cinq ans à l'idée que tu puisses être en danger de mort vient de céder. Une voie d'eau. Le début du naufrage. Nous y sommes. Nous y voici. C'est maintenant. C'est maintenant que cette chose arrive et traverse mon corps comme une épée. Et emporte ton corps comme une plume. Cinq longues années de crainte et de peur subitement condensées en cette seconde sans fin. Épinglées sur cette pointe de temps.C'est à présent. C'est maintenant que l'objet de la crainte survient. Que la chose s'annonce. Que la chose s'invite dans la vie. C'est maintenant que cette chose advient. Qu'elle se réalise. Que cette chose se met à exister comme une chose en train de se réaliser. C'est maintenant que la mort apparaît."
"Notre jolie Marina ! Je suis inconsolable mais je sens en moi, à côté du chagrin immense, sans fond, un appétit de vie pour la faire vivre à travers moi et vivre à travers elle. Une étrange énergie. Fiona est dans le même état, forte, toute belle, immensément triste mais déjà dans le deuil et la volonté de vivre aussi avec elle, à jamais. Comme si la tristesse de sa mort nous était donnée comme une nouvelle façon de l'aimer. Ici commence une autre histoire."
"Avec Fiona, nous ne lâchons pas. Nous avons traversé les mêmes régions de désolation, de vide, de tristesse, subi la même agression, ressenti le même vertige de la soudaine grande absence. Aggrippés l'un à l'autre dans cet état de sidération. Nous retenant l'un l'autre dans cet état de sidération. Nous retenant l'un l'autre dans un tourbillon qui veut nous noyer."
"Si ce parfum me réconforte, si je me plais à le sentir, à le renifler pour n'en rien perdre, c'est que, même en plein cauchemar, tu étais en vie."
" Tu n'es décidément plus là. Les symétries du temps, nos inventions, nos constructions ne sont absolument d'aucun effet sur le réel."
"Petit rituel. Je n'ai pas encore osé toucher tes vêtements et je jouis de cet interdit qui me donne l'illusion de pouvoir t'atteindre à travers eux quand je le déciderai ( transgresser les lois de la mort)...Tant que je n'aurai pas accompli ce geste survit la possibilité de ton retour, et la possibilité en mon pouvoir de remonter le temps."
"La douleur- cette pelote de manque, de tristesse, de traumatisme, de peur, de regrets, de culpabilité parfois est intacte. Je sais aujourd'hui qu'elle ne me quittera qu'à la vertu de l'oubli qui la masquera. Elle ne disparaîtra pas, elle sera enterrée vivante."
"Ces quinze jours de quasi-huis clos à l'hôpital ont constitué une vie entière. Non dans la longueur mais dans l'espace affectif, émotionnel et même narratif ( une narration sans événement, sans fait notable) qui fut comme une période de ma vie, au même titre que l'enfance, l'adolescence, le premier âge adulte, etc. L'importance d'une période se mesure à la quantité de souvenirs que celle-ci génère ( transpire, suinte). D'obsessions qu'elle nourrit. De traumatisme qu'elle produit."
"Notre façon de former un cœur avec nos doigts parfois quand nous nous disions au revoir, et que nous nous éloignions l'un de l'autre, pour faire comme les enfants. Un jeu. Nous avons encore accompli ce geste enfantin à l'hôpital, les premiers jours de tes derniers jours. Notre histoire d'amour était devenue une histoire d'enfants."
"Tenter de retrouver l'état dans lequel j'étais à la veille de te connaître ( avril 1976)"